Épisode 05 Le week-end à Baden-Baden

Partie 1/3

L’accueil de Carine et de Patrick, dans l’après-midi de ce vendredi, avait été simple et chaleureux. Ils s’étaient certes retrouvés un peu déboussolés dans ce cadre nouveau qui rappelait davantage leur univers familial que le club où ils s’étaient connus.

Le chalet était magnifique avec ses deux étages, ses balcons en bois aux balustrades de géraniums, son toit dont l’avancée majestueuse dégage un réel sentiment de protection, de sécurité, de calme et de chaleur.

Chaque couple était arrivé comme convenu aux alentours de 15 heures. Les allemands et suisses travaillaient jusqu’à midi ou 13 heures le vendredi. Pour les français, c’était plus compliqué et ils avaient dû prendre une journée ou une demi-journée de congés ou utiliser leur crédit dans la gestion de l’horaire variable. Les adultes logeaient dans le grand dortoir et les enfants partiraient dans un chalet un peu plus loin.

Vers 16 heures, tous avaient pris une boisson et quelques gâteaux pour renouer les contacts et faire en sorte que leurs enfants commencent à connaître leurs futurs camarades de week-end ainsi que leurs parents.

La ballade en ville

Il était dix-sept heures. La fin de l’après-midi les avait poussés à commencer leur week-end de travail pour développer le projet de créer leur club de rencontres.

Ils descendirent en ville, parcoururent à pied la Langestrasse pour arriver sur la Sophienstrasse. Patrick et Frantz conduisaient le groupe. Ils se dirigèrent vers le Casino. Les terrasses des cafés fréquentées par une jeunesse dorée, rares endroits de la ville où les adolescents prédominaient, ne parvinrent pas à les retenir.

Devant eux le Kurhaus, ses boutiques de luxe et la fraîcheur bienvenue de ses marronniers les attiraient.

le Kurhaus

Les femmes mirent un point d’honneur à faire du lèche-vitrines. L’été remplissait la ville de vacanciers et de touristes. La jeunesse de leur groupe, leur exubérance dénotaient parmi la foule des personnes cinquantenaires ou plus âgées aux tenues bourgeoises portées même sous cette chaleur et que n’arrivaient à friper les banquettes de leurs Daimler, Mercedes, Jaguars ou grosses BMW.

Le Casino de Baden-Baden

Autour du Casino, l’opulence allemande se manifestait élégamment, à croire que l’émulation qui seyait aux courtisans du siècle passé sévissait encore pour rappeler d’une manière indélébile que vous étiez ici dans ce qui fut une capitale d’été au dix-neuvième siècle.

 La façade du Casino impose sa blancheur et ses colonnes de style grec qui soutiennent le fronton aux liserés dorés. Cette blancheur dénote dans la verdure. L’hiver, seule la neige est en mesure d’épouser cette présentation et d’atténuer le contraste entre cette blancheur sortie d’un autre âge et le vert des frondaisons et des pelouses qui courent jusqu’à la rivière.

baden-baden le casino

L’endroit se niche dans le paysage comme une clairière sur le bord d’un cours d’eau au milieu d’un vallon complètement boisé. Depuis le haut des montagnes qui entourent le site, les arbres s’imposent jusqu’au milieu des toits de la ville.

La nature est restée maîtresse du paysage.

Les clochers des églises, le nouveau château qui font face sont des images parcellaires d’un puzzle panoramique qui vous permet depuis un banc de laisser vagabonder et reposer votre esprit. Vos pas sont guidés par les lignées de fleurs rouges et or qui, comme des dentelles, dessinent parmi la pelouse les allées du parc.

La Trinkhalle

Les bancs étaient monopolisés par les personnes âgées. Alors que la plupart souhaitaient s’arrêter, Patrick les invita à gagner la Trinkhalle. Par la porte du côté, ils pénétrèrent dans la galerie. Ils regardèrent la hauteur de la voûte, la longueur de la galerie puis les colonnes corinthiennes qui découpent le paysage d’une verdure tonifiante en autant de cartes postales.

Le groupe se scinda pour s’accouder de part et d’autre des colonnes. Ils cherchèrent à voir le Merktur et sa petite ligne déboisée où monte le funiculaire. Mais plus que la vue sur le paysage, la galerie et ses voûtes hautes et régulières agissaient sur eux.

Tout respire et la chaleur et la dimension d’un espace bien plus vaste que les seules limites des murs et des colonnes. Les carreaux couleur sable chaud, la blancheur de leurs contours qui rehausse les lignes pures des colonnes et des voûtes, le rythme de ces couleurs qui se succèdent invariablement de travée en travée ouvrent grand l’espace dans une continuité ici présente.

A l’inverse de la façade du casino où les dorures pourtant magnifiques ont peine à habiller la blancheur des murs, ici l’endroit retrouve une unité capable de mieux vous dépayser et vous faire songer à la Grèce antique, même par mauvais temps.

Pierre ressentit surtout cet appel au repos de l’esprit. Il préférait de loin des lieux naturels retirés et sauvages, essentiellement en montagne mais ici, la symbiose des lieux et de la nature offrait des conditions toutes aussi intéressantes pour le repos de l’esprit. Patrick en vint à des considérations plus physiologiques et les invita à boire un verre d’eau de source.

En habitué des lieux, il les fit entrer dans la salle qui sert de buvette. Une imposante colonne aux lignes violacées, grises, blanches porte très haut les quatre voûtes romanes de grès rouge. Face à l’entrée, un long bassin de fontaine en forme de pirogue capte l’attention par ses mosaïques vives. Le bar se tient au fond de la salle sur la droite. Le meuble du comptoir laqué de blanc, la robinetterie en cuivre neuf, la nappe blanche d’une propreté chirurgicale, la serveuse aux allures patentées d’infirmière peuvent dans un premier temps vous retenir de prendre un verre d’eau.

Vous n’étiez pas malade et pourtant l’architecture solennelle, l’attention scrupuleuse portée à vous servir le plus proprement cette eau vous poussent à communier au mystère de ce philtre. Patrick s’approcha en silence du comptoir. La serveuse, en silence, lui passa les verres d’eau qu’il distribua au groupe.

Nietzsche

Dominique, servie une des premières, aperçut sur le mur de droite le buste de Frédéric Nietzsche.

Elle héla le groupe. Lorsqu’ils furent rassemblés en demi-cercle autour d’elle, la professeur de lettres les invita à lever le verre en l’honneur du philosophe. Elle lança: ” pour tout ce que nous ferons ensemble par delà le bien et le mal ! “ et le groupe, en français, reprit l’incantation.

Après avoir rendu les verres, ils sortirent en notant au passage la présence d’autres bustes de philosophes, médecins. Pierre se demanda si les autres pouvaient ressentir comme lui qu’ici, ils avaient à disposition un lieu où ils pourraient faire étape, laisser leurs esprits reprendre des forces dans la marche qu’il voulait avec Laurie leur faire entreprendre.

 Nietzsche avait-il eu aussi besoin de ce lieu pour calmer le cours de sa pensée ?

Cette fraîcheur naturelle, cette verdure captivante, cette eau limpide surprenait mais il y avait également cette couleur chaude de la galerie qui invite au séjour sous d’autres cieux.

Nietzsche avait-il pareillement saisi cet appel à un ciel encore plus chaud ? Quelle était la relation entre ce paysage et le soleil cuisant du village d’Eze où Nietzsche vécut par la suite ?

Pierre ne savait pas que deux ans plus tard, au sommet du village d’Eze, il reposerait cette même question en devinant déjà que la réponse se tenait non plus dans les pouvoirs apaisant d’un paysage comme autrefois à Baden-Baden mais se tenait tout entière dans la seule lumière aveuglante du soleil… lumière présente sur la côte invariablement chaque jour et capable de brûler à jamais dans votre tête les dernières traces du doute fondamental et effroyable sur le sort de l’homme, le sort de l’humanité sans cesse vouée à la bassesse et à l’horreur générées par ceux qui ne savent pas, rien qu’un moment, se laisser envahir de lumière…

Nietzsche a cultivé sous ce soleil ardent de Méditerranée son génie de la souffrance : une aptitude à souffrir infinie, terrible, géniale… Mais de ces maux, quels remèdes en avait-il tirés ? N’avait-il pas, devant l’impossibilité de laisser son esprit dans l’obscurité, lui qui avait décrété la mort de Dieu, dû remplacer cette lumière divine par l’éblouissement irréparable et mortel du soleil dans sa tête ?

Lui qui écrivait que tout ce qui est profond aime à se couvrir d’un masque, quel masque cherchait-il à briser en se brûlant les yeux ?

Il avait compris que la vérité est le voile lui-même et ce voile, Pierre le nommait mystère, mystère comme première étape de la traduction de la rencontre surnaturelle avec ce qui vit en nous. Était-ce ce mystère qui poussa Nietzsche, à la fin de sa vie, à écrire des lettres signées du Dionysos ou du Crucifié ?

Le poète devait-il se contenter d’écrire une fois de plus des lettres ou devait-il parcourir à nouveau le cheminement spirituel et humain du Dionysos et du Crucifié ?

Toute cette époque de la montée en puissance de l’ère industrielle avait choqué les artistes et les penseurs par la manière outrancière et scandaleuse avec laquelle elle utilisait l’homme comme simple moyen de production matérielle et comment elle brisait la révolte des gens en donnant l’ordre à l’armée d’ouvrir le feu sur les femmes et les enfants. La nouveauté et l’ampleur mondiale et irréversible du phénomène poussa Nietzsche à ne plus croire en Dieu, faiblesse du philosophe qui ne peut sortir du cadre de sa pensée pour chercher l’intrusion splendide, l’illumination de notre âme par la présence en nous de Dieu. Mais entre l’exil énigmatique et destructeur d’un Rimbaud dans un désert brûlant proche de la Nubie où les prêtres égyptiens cachaient leurs secrets et la détermination d’un Nietzsche de meubler coûte que coûte son crâne d’une lumière aveuglante, qui est le plus sujet à pitié ? 

L’illumination puis la révolte avant l’évolution dans le partage du vécu de l’indicible.

Pierre s’attarda à respirer sous ces voûtes corinthiennes pour profiter du calme et rendre plus distante la souffrance qui tôt au tard allait surgir au détour du chemin lorsque la révolte née après l’illumination et qui depuis couvait en lui, finirait par éclater.

Il sourit cependant en se remémorant qu’il avait maintenant à ses côtés une psychologue capable de soigner de tels tourments. Il sourit sur le fait qu’il savait que Laurie malgré tout son expérience ne serait pas compétente en face de cette souffrance inouïe et que seul le poète qu’il était, pouvait en venir à bout. Le groupe ne faisait que peu attention aux fresques dont les sujets balourds et maladroits étaient de mauvais goût dans un tel endroit.

A la place de ces scènes de la mythologie germanique ou de ces exploits de chevaliers du moyen âge dictées par le choix politique et servant à flatter un nationalisme outrancier et désuet, Pierre se hasarda à penser qu’aujourd’hui, avec l’affirmation plus grande des échanges culturels, on hésiterait moins à mêler le meilleur de chaque culture pour parfaire la méditation du public.

Le groupe s’était assis sur la pelouse pour mieux faire connaissance.

Il n’y avait que des touristes étrangers pour oser faire cela ! Certes la pelouse n’avait pas la dimension de celle d’un campus américain ni de celle d’un jardin public mais sur ce point l’œcuménisme fonctionnait déjà et les habitudes anglo-saxonnes, le laisser vivre français eurent raison des réticences des membres allemands et suisses du groupe qui s’assirent en dernier. Dans le calme retrouvé, chacun, chacune put remettre de l’ordre dans ses idées, dans les événements qu’ils venaient de vivre depuis la veille au soir et ainsi mieux se préparer à ceux qui allaient arriver.

La présence des enfants introduisit un élément nouveau et incontournable.

Werner et Barbara présentèrent leur garçon de 16 ans et leur fille de 14 ans. Sepp et Sandra leurs deux filles de 17 et 15 ans et leur garçon de 10 ans. Pour des allemands, ce couple faisait déjà exception avec ce nombre d’enfants. Gérard et Dominique firent avancer leur garçon de 15 ans. Patrick et Carine leur garçon de 8 ans et leur fille de 6 ans. Pierre et Françoise leurs deux filles de 6 et 3 ans. Le total des 4 garçons et 6 filles ajouté aux 14 adultes représentait un groupe conséquent.

La conversation était délicate à lancer. On ne savait quel prétexte chacun avait donné aux enfants pour cette rencontre. Patrick prit l’affaire en main et alla chercher deux jeunes femmes :

Christine et Évelyne.

Christine était secrétaire engagée dans l’armée française. Elle était originaire de Toulon et avait tout du caractère méditerranéen. Dans l’attente d’un poste disponible près de chez elle, elle avait été affectée ici et travaillait avec Patrick. Elle garderait bénévolement les enfants dans un chalet voisin et irait avec un minibus de l’armée les promener dans Baden-Baden ou du côté du Mummelsee dans le Schwarzwald.

Évelyne était traductrice et interprète. Elle allait être la première salariée du club puisqu’elle serait payée dès dimanche soir pour sa tâche de faciliter la communication entre les membres. Elle travaillait à Strasbourg pour des entreprises comme traductrice ou comme formatrice en langues. Parfois elle assurait des travaux ou faisait l’interprète au Conseil de l’Europe ou au Parlement européen lorsqu’un renfort était nécessaire. Depuis quelques mois, elle intervenait comme interprète au sein des Forces Françaises d’Allemagne et ce, à l’occasion de la mise en place de la brigade mixte franco-allemande. C’est de cette manière que Patrick l’avait rencontrée et en travaillant ensemble, des liens s’étaient créés.

Quand Évelyne eut fini sa présentation, Patrick ajouta qu’il l’avait mise au courant de l’activité de leur entreprise et qu’elle était prête à s’y associer plus étroitement à l’avenir. Pour couper court à toute discussion sur le sujet, Patrick donna le signal du départ des enfants. Leurs mères les accompagneraient et pendant ce temps, les autres dresseraient la table pour le souper. L’impulsion était donnée et leur week-end put débuter.

Le repas puis leur première réunion de travail pour organiser leur club.

 Dès le début du repas, Werner demanda de quelle manière allaient se dérouler ces deux journées.

Il était le plus âgé et d’après ce que l’on savait de lui, c’était lui qui devait avoir le plus de responsabilités professionnelles. Il ne voulait pas perdre son temps. Sepp insista pour demander qu’avant de savoir ce qu’ils allaient faire, ils puissent mieux se connaître sur un plan personnel, savoir avec qui ils allaient passer ce week-end et quelles étaient les motivations réelles de chacun pour ce week-end. La plupart en convinrent même s’ils comprirent de suite que Werner et Sepp avaient organisé ensemble leur intervention en dehors du groupe.

Une cartographie de leur groupe,

Pierre proposa de faire le bilan depuis leurs premières rencontres. Il jugea intéressant de procéder à une présentation croisée. Un couple serait décrit à travers la représentation que les six autres s’en seraient faite et pour pouvoir mieux se positionner les uns les autres, il suggéra de dresser un mapping sur un tableau de papier. Évelyne alla en chercher un. Ils discutèrent d’abord pour déterminer les critères, les axes de cette cartographie. En procédant par opposition, ils retinrent ces mots clés: sensuel-intellectuel, conformiste-libertaire, distant-sympathique, secret-ouvert. En retenant la perception dominante de chaque couple, ils dressèrent impartialement le mapping suivant :

mapping des couples du roman d’Éleusis à Dendérah l'évolution interdite

Tous n’étaient pas d’accord avec ces positionnements.

Principalement Anke qui s’estimait bien plus sensuelle que Laurie. Bien entendu, ils prenaient quelques libertés avec la morale pudibonde et si pour la plupart, leurs revenus leur offraient une perspective classique d’embourgeoisement ou de yuppies du new age, ils lui préféraient l’aventure des rencontres hors des sentiers battus.

Mais quelques couples affichaient des idées, proféraient des remarques, avaient eu des comportements plus tranchés que les autres.

Laurie les avait surpris par son naturel et sa liberté de pensée, sa façon naturelle d’aimer, la phénoménale efficacité de ses engagements pour traduire en actes ses paroles.

Sepp et Sandra accumulaient et la sensualité extrême qu’elle avait produite lors de leur première rencontre en s’aimant si intensément devant les autres, et le ton provocateur et parfois railleur de son époux.

Pierre et Françoise se situaient autour du point central, ses fesses à elle et ses interventions à lui les mettaient toutefois dans le coin sensuel-libertaire. Tous étaient d’accord pour dire qu’il n’y avait pas de conformistes affichés parmi le groupe.

Patrick et Karine, hormis leur invitation pour les recevoir ce week-end ne s’étaient pas beaucoup montrés d’où leur place ponctuelle qui devait nécessairement évoluer.

Gérard et Dominique, couple de professeur, subissaient probablement l’image de leur profession mais ils étaient bien du côté de la sympathie.

Le groupe se tût lorsqu’ils en vinrent aux deux derniers couples. Laurie prit la parole pour les questionner : était-ce le fait qu’Anke ait exprimé la première son désir intense de prier, était-ce les propos trop profonds de son mari, le fait aussi qu’il ait parlé de son travail dans une banque de Karlsruhe ou tout simplement la part de mystère qu’il véhiculait à travers ses interventions trop assurées, ses projets trop bâtis dans sa tête, qui les rangeaient dans cette position à l’opposée de Dan et Laurie ?

Frantz et Anke se sourirent puis elle déclara que décidément entre eux, ils devaient vivre nus et se mettre à poil intellectuellement. Oui, ils n’avaient pas tout dit mais ils avaient prévu de le dire demain soir si le groupe pouvait attendre jusque là ! Dan questionna Frantz. Il devait leur dire un minimum de chose et non pas agir dans le dos du groupe. Frantz, sentant la tension monter contre lui, déclara qu’avec Anke, ils faisaient déjà partie d’un autre groupe, une société savante qui cultivait l’ésotérisme, la parapsychologie et une certaine forme de sexualité. Non, pour répondre à Barbara, ce n’était pas une secte mais un groupe d’anciens parmi lesquels ils étaient les plus jeunes. Ils avaient travaillé si l’on peut dire pour eux et avaient gagné beaucoup d’argent. C’est avec cet argent que Frantz voulait créer un club et il avait prévu de les inviter demain soir au restaurant pour pouvoir mieux en parler.

Werner n’attendit pas qu’on en arrive à son cas. En blaguant, il émis l’hypothèse que sa nationalité suisse pouvait probablement jouer dans la perception du groupe à propos de leur couple. Il avait remarqué que leur âge, son activité professionnelle qui lui procurait davantage de responsabilités par rapport aux autres, ses prises de position plus directives, dénotaient un peu parmi eux.

Les très bonnes manières de Barbara même lorsqu’elle se faisait baiser en public ajoutaient encore à cette impression qu’ils ne faisaient pas partie du même monde sans complexe dans lequel baignait leur groupe. Mais tous deux souhaitaient faire des efforts pour se fondre davantage dans l’ambiance générale.

Les compétences et les motivations présentes dans leur groupe.

Frantz demanda que chacun s’exprime sur ses passions, ses loisirs, ses activités professionnelles de manière à pouvoir évaluer les ressources humaines sur lesquelles pourrait se construire le projet d’un club.

Dominique relaya naturellement Pierre au tableau papier et tout en prenant le dessert, ils constatèrent que Werner, Sepp, Patrick, Frantz, Françoise et Pierre s’entendaient en matière de gestion et savaient utiliser un micro-ordinateur. D’ailleurs Frantz au téléphone s’était entendu avec Sepp et Werner et tous trois avaient amené leurs micro-ordinateurs compatibles entre eux et une imprimante.

A la fin du repas, ils s’étaient mis d’accord sur l’ordre du jour et l’emploi du temps de leur week-end. En réalité, la plupart de ces cadres supérieurs étaient rompus au rythme de travail des séminaires entre dirigeants d’entreprise.

De suite, ils allaient travailler de 22h à 4h du matin pour définir l’objet de leur entreprise et pour poser la stratégie qui leur permettrait d’utiliser les ressources disponibles dans le cadre d’une viabilité de l’entreprise sur 3 ans.

Ils allaient matérialiser des objectifs et se mettre d’accord sur une méthode pour évaluer et sélectionner les projets concrets qui seront montés. Le lendemain, des sous-groupes approfondiraient ces projets et à intervalles réguliers, des assemblées plénières décideraient et valideraient l’avancement des travaux ainsi que les instruments de pilotage de l’entreprise.

Pour les membres travaillant en entreprise sous le statut de cadre, cette organisation relevait d’un banal séminaire résidentiel de direction.

  • Werner et Frantz se chargèrent de l’animation de la première séance de travail et veilleraient tout au long du week-end au respect des règles adoptées.
  • Sepp, Dan et Françoise présenteraient à la fin du week-end le budget prévisionnel et le plan de financement qui synthétiseraient leurs décisions.
  • Gérard, Patrick, Sandra et Barbara travailleraient sur les éléments immobiliers et mobiliers utiles et nécessaires à l’activité du club : les locaux, leur aménagement, la restauration, l’hôtellerie, les salles de spectacles, les possibilités d’activités extérieures au club, les voyages…
  • Pierre, Dominique, Carine, Anke, Laurie établiraient les programmes culturels, les spectacles, les thèmes des séminaires de formation, les séances de méditation…

La présence d’autant de femmes dans ce sous-groupe à côté du poète s’expliqua facilement par le fait que c’était bien les femmes du groupe qui au départ seraient les exécutantes des spectacles ouverts au public. Ce serait bien avec leur nudité comme signe d’appel, avec l’utilisation complète des ressources féminines que l’activité de l’entreprise se constituerait. C’était bien aux femmes de dire jusqu’où elles voulaient aller, se montrer, se donner.

Pierre pensait bien entendu à d’autres sources d’activité : le dépassement physique de soi à travers l’effort sportif principalement en haute montagne, la parapsychologie, les méthodes du new age, le mécanisme de la création poétique et la visualisation positive qui en est une application fragmentaire, la communication extrasensorielle sans aller jusqu’aux techniques de décorporation et de voyages hors limites charnelles… mais malgré tout c’était bien aux femmes de décider du contenu des activités.

Leur première séance de travail pour organiser leur club.

Patrick les invita à démarrer la séance de travail dans une salle du rez-de-chaussée. Ils furent favorablement impressionnés en la découvrant.

C’était une grande salle de conférence avec une immense table ronde. Au fond, dans la cheminée un feu brûlait; c’était en fait une ampoule électrique éclairant la reproduction d’un feu de braise. Malgré la chaleur de l’été, l’image de ce feu donnait une plus grande intimité. Des rideaux aux carreaux rouges et blancs habillaient les fenêtres. Le plafond et ses grosses poutres rustiques, ses lambris, correspondait avec les gros murs où quelques pierres ressortaient du crépi blanc.

Tout autour de la table, devant chaque chaise, un micro et un casque audio expliquaient le pourquoi de la cabine installée dans un coin de la salle. C’était le matériel de traduction simultanée d’Évelyne.

Au milieu de la table trônait un arrangement floral autour duquel étaient disposés aux quatre coins cardinaux quatre petits ensemble de mini-drapeaux qui chacun comportaient les drapeaux des membres du groupe entourant celui de l’Europe.

Werner se mit à applaudir devant l’étalage de ces conditions de travail. Ils ne seraient pas réduits à faire du bricolage. Ils allaient utiliser les moyens techniques les plus modernes, les meilleures méthodes de gestion et de management. Eux devaient simplement mettre en commun leur foi, leur enthousiasme et ils savaient maintenant qu’en disposant de ces moyens matériels, de leurs expériences professionnelles, ils allaient réussir.

Werner fit rire l’assistance en prenant à partie le drapeau suisse; il déclara le coeur sur la main qu’il abandonnait la neutralité suisse pour lui et pour sa femme mais qu’il préférait attendre encore un peu pour en dire de même à propos de ses enfants.

Évelyne, en maîtresse des lieux, leur expliqua que la semaine dernière, elle avait travaillé ici au cours d’une réunion de travail franco-allemande, endroit bien plus propice à un rapprochement que les salles d’une caserne, les bureaux du siège d’une institution et que d’autres réunions de travail étaient prévues ici d’où la présence de ce matériel. Trouver un petit drapeau suisse de la taille des autres lui avait d’ailleurs pris quelque temps. Elle leur expliqua ensuite le maniement des boutons et le groupe s’installa.

Plusieurs femmes ne purent s’empêcher de manifester leur étonnement et leur joie. Pour une fois qu’elles étaient à une table de direction, elles prenaient date avec l’événement. Carine alla dans le frigidaire chercher des petites bouteilles d’eau minérale. Lorsque chacune eut devant elle sa bouteille d’eau et son verre, Werner et Frantz comprirent que la réunion pouvait commencer.

Pierre remarqua assez vite qu’un problème d’animation de groupe se posait.

La plupart ignoraient qu’elle était leur place dans le groupe face à la démarche mise en route et comment les décisions seraient prises. Il fallait éviter qu’une prédominance de fait de l’un ou l’autre des membres du groupe ne se transforme en ascendance morale voir en pouvoir de fait.

Pierre alla au tableau et leur expliqua le schéma de prise de décision.

Définir l’objectif de chaque opération, assembler les données, les trier et les évaluer, positionner des alternatives, mesurer les risques, décider, suivre la décision à travers un tableau de bord : voilà les sept étapes qu’ils avaient à parcourir pour solutionner correctement un projet et prendre la bonne décision. Les assemblées plénières valideront la définition des objectifs, statueront sur la mesure des risques et surtout décideront par le vote à l’unanimité tant que le règlement de l’entreprise ne définira pas un vote à une majorité qualifiée.

Les autres étapes de ce schéma de prise de décision s’effectueront en sous-groupe. Les micro-ordinateurs serviront à collationner les données, les trier, à évaluer les alternatives et mesurer les risques.

Pour finir Pierre leur parla de la gestion des compétences qui optimiserait les apports intellectuels de chacun dans la vie de l’entreprise. Ils réunissaient la plupart des qualifications nécessaires et par la tenue des différents postes de la structure de leur entreprise, ils allaient acquérir la pratique de la gestion, de l’organisation, du service rendu et vendu aux clients, pratique qui les rendrait compétents.

Vers quatre heures du matin, ils suspendirent leurs travaux.

Un texte définitif était imprimé et remis à chaque participant en français et allemand. La version anglaise sortirait le lendemain matin, Dan faisant confiance à la traduction immédiate de Laurie.

Très spontanément, tous avaient rejeté l’idée d’ouvrir un club de rencontres qui mêlerait discothèque, restaurant, salons intimes, piscine, sauna, hammam pour une clientèle plutôt anonyme.

L’objet de leur entreprise consiste à favoriser le développement spirituel

des membres et du public le plus fidèle en cherchant la révélation d’instants de vie au-delà de la nature corporelle humaine.

Ce développement spirituel venait compléter les autres manières de minimiser et d’éliminer la violence individuelle et collective.

Le sous-groupe de Pierre, Dominique, Carine, Anke, Laurie commença par présenter un compte-rendu de son travail sur le développement spirituel, but de leur activité commune et objet de l’activité du club qu’ils avaient décidé de créer.

Pour mieux positionner ce développement spirituel, étape clé pour maximiser la paix sociale, deux conceptions se présentent :

la méthode de la purification :

il s’agit d’extirper la violence des êtres humains ou de l’enfermer sous le poids des contraintes sociales. Cette pratique souvent empruntée s’est toujours contredite dans ses menées persécutrices et arrive à nier la personnalité des individus qui ne se plient pas à son dogme. Elle crée surtout des souffrances inutiles et des abus de pouvoir.

La méthode de la purification génère trop de violences sociales, de discriminations et d’intolérance. Elle nie la réalité de l’être vivant au nom d’un idéal impossible. Elle ne reconnaît pas la réalité de l’homme-sphinx : une tête d’homme sur un corps d’animal. Elle présente l’être humain comme une unité indissociable et parfaite à l’origine qui aurait été pervertie par quelque chose d’extérieur à lui et qui appartiendrait aux puissances du mal. Elle ne fonctionne qu’à travers l’obéissance stricte au pouvoir qui conduit cette purification et se légitime à travers elle.

Cette méthode de la purification est étroitement associée au dogme de la prédestination des élites pour gouverner le monde selon des préceptes définis par ces élites comme étant des préceptes d’origine divine. La secte anglo-saxonne des puritains utilise ce dogme de la prédestination des élites pour réaliser le Bien commun selon la volonté divine.

la méthode de la conciliation des contraires :

l’être humain est violent mais c’est aussi un être social qui ne peut garder ses caractéristiques d’être humain sans vivre parmi d’autres êtres humains, sinon il retombe dans des façons de vivre animales.

Il doit donc apprendre à minimiser sa violence pour faire partie d’un groupe humain et apprendre à gérer collectivement cette violence pour assurer la maximisation de la paix sociale. C’est un apprentissage dans l’incertain. La violence est une donnée de sa vie quotidienne qu’il gère et canalise pour trouver la satisfaction de ses besoins personnels et par là des besoins sociaux.

La méthode de la conciliation considère l’être humain comme l’association de trois dimensions :

  • la dimension corporelle semblable à d’autres espèces animales et qui comprend, entre autres, l’énergie de la violence.
  • la dimension intellectuelle produite par les œuvres de son esprit et son intelligence particulière parmi les espèces vivantes, dimension qui lui procure des réponses plus ou moins policées et à haute valeur sociales selon son éducation et sa culture. C’est elle qui choisit les formes de violences pour imposer les solutions tirées de l’ordre de sa rationalité.
  • la dimension spirituelle produite par le contact durant sa vie terrestre avec le mystère d’une autre vie et qui lui permet de trouver ses raisons de vivre et de mourir.

Pierre, en tant que poète, précisa qu’il s’agit ici de nos deux sources de savoir :

  • la première source n’a pas besoin de savoir lire et écrire, elle est personnelle et nous guide à travers le cheminement initiatique spirituel.
  • La seconde source de savoir est la source intellectuelle et rationnelle.

Plusieurs chemins sont possibles pour poursuivre une initiation spirituelle.

  • le dépassement des limites de notre corps charnel à travers des épreuves sportives, des randonnées en montagne, des expéditions dans des espaces naturels préservés…
  • la fusion des corps dans l’extase amoureuse, chemin spirituel disponible pour chaque être humain qui rencontre l’Amour.
  • la voie mystique qui utilise les enseignements des initiés qui ont vécu avant nous sur Terre. Elle repose sur les prières qu’ils nous ont transmises. Nous devons bien distinguer cet enseignement spirituel des dogmes religieux imposés par les théocraties.
  • la voie directe du dialogue de l’âme avec l’âme et l’utilisation de l’écriture poétique qui puise son contenu auprès de la source de vie présente en chacun de nous, une fois que nous l’avons découverte à travers notre cheminement spirituel.

Pierre indiqua au groupe qu’il prenait soin d’utiliser ces quatre cheminements spirituels dans sa condition humaine. Les trois premiers vont faire partie de l’activité développée par leur club. Le quatrième ne serait pas exclu mais les exigences de l’initiation pour le mener à son terme ne sont pas à portée de tous les novices et de chaque postulant à l’initiation.

Le poète jugea que c’était trop tôt pour exposer devant le groupe son projet de conduire Laurie dans cette voie directe vers la plus haute initiation. Il en avait parlé avec elle lors de leur dernière rencontre à Pirmasens. Pour le moment, cela suffisait.

Leur groupe refusa la méthode de la purification. Il choisit le travail de minimisation ou de réorientation de l’énergie de la violence qui repose sur la voie de la conciliation.  

Ils allaient travailler à minimiser la violence en eux et autour d’eux pour développer leur mission d’autorité, exercer directement le pouvoir et se partager le commandement à l’intérieur de leur groupe puis de leur club et leur mouvement politique, économique, social, culturel, militaire. Ils réussiraient en utilisant nos deux sources de savoir.

Pierre ajouta que le simple fait d’utiliser ouvertement notre première source de savoir alors qu’elle est interdite dans les systèmes de pouvoir et plus encore dans les théocraties, va représenter une source de violence car les dirigeants de ces théocraties et de ces systèmes de pouvoir n’accepteront pas cette atteinte directe et puissante aux fondements de leurs entreprises de soumission des peuples pour maximiser sans fin leurs richesses matérielles et leur ivresse de pouvoir, surtout s’ils se prétendent des élites prédestinées à gouverner le monde.

La mise en garde du poète ne les surprit pas. Ils avaient établi entre eux un niveau de confiance qui commençait à apporter des résultats tangibles. De plus, Pierre s’exprimait dans le cadre de son groupe, de travail sur les activités culturelles de leur club. Parmi les dames présentes dans ce groupe de travail, Dominique prit la parole pour poursuivre la restitution du compte-rendu de leurs discussions.

Pour arriver à approfondir ce développement spirituel, leur groupe de travail identifia trois voies empruntées ici et là par l’humanité

et qui pouvaient servir de points de départ pour l’activité de leur club :

  • celle qui aboutit au constat de l’absurdité de la vie humaine.

Le poète et la professeur de français avaient présenté les œuvres des écrivains de cette tendance, en particulier Albert Camus. Cet absurde est parcouru par les luttes des idéologies qui tentent d’effacer cet absurde. Le héros dans cette lutte disproportionnée mais magnifique ne peut que succomber sous son destin faussé par cet absurde. Malgré ce drame, la destinée de l’homme est de lutter, toujours et malgré tout car c’est la seule manière d’affirmer quelque peu les marques de sa dignité, prétention des hommes dans le cours de leurs existences terrestres.

  • celle qui prétend que la vie pour être satisfaisante doit se nourrir de sens.

Un sens positif et constructif peut se rechercher et se définir dans la construction intellectuelle d’une sagesse. Sagesse toute rationnelle nourrie d’un esprit scientifique ou d’un discours philosophique plus ou moins athée. Sagesse plus mystique développée à travers le suivi d’un dogme religieux qui présente les possibilités de salut et les conditions humaines et sociales pour obtenir ce salut, ce sauvetage de notre existence terrestre dans une autre vie auprès de Dieu.

  • la voie qui dit qu’il est possible de retrouver le lien entre l’âme et la présence divine pour répondre à nos raisons de vivre dans notre condition humaine sur la planète Terre et vivre les deux valeurs essentielles de l’humanité : l’amour et la paix.

L’être humain s’éduque pour réaliser son initiation, le contact plus ou moins complet avec la dimension surnaturelle dans laquelle s’inscrit l’existence humaine. L’acquisition de cette expérience humaine, l’achèvement de cette involution, de ce cheminement spirituel, provoque ensuite l’évolution de l’être humain. A travers la poésie, ce cheminement qui mène aux illuminations puis à l’évolution, à travers les arts, l’être humain transmet cette expérience afin que le groupe y puise ses valeurs humaines et sociales à partir desquelles il élaborera ses normes de vie collective.

La mise en place d’un premier bilan suite à cette réunion de travail,

Le groupe écarta les deux premières voies pour situer le développement de son entreprise dans la troisième en utilisant la méthode de la conciliation des contraires.

Ils restaient ainsi cohérents : l’utilisation de la méthode de la conciliation des contraires porterait sur les trois premiers chemins spirituels : le dépassement des limites de notre corps charnel, la fusion des corps dans l’extase amoureuse, la voie mystique.

Cette finalité, cette mission principale de leur club se développerait en utilisant nos deux sources de savoir et surtout notre première source, celle qui nous est interdite par les dirigeants des systèmes de pouvoir et des théocraties.

Pierre définit leur offre optimale comme étant celle qui dans un même laps de temps réunirait des moments appartenant à chacune des trois voies.

L’avantage concurrentiel dans leur stratégie consisterait à démontrer au public qu’à partir d’un spectacle érotique un peu particulier et d’une certaine relation avec une actrice jouant le rôle le plus complet et le plus naturel de la Féminité, de surogate, de shakti ou de prêtresse égyptienne ou grecque, le public pouvait s’investir dans une démarche spirituelle progressive plus intime…(par Féminité avec un grand F et d’après Dominique qui en avait parlé, il fallait entendre celle dont Marcuse avait dit qu’elle était une des rares chances de la future nouvelle société pour retrouver la dimension de l’homme et vaincre les liens de l’aliénation avec le matérialisme capitaliste et industriel).

Le public aurait le choix de déterminer la gradation de son engagement et s’il le voulait, il pourrait aller jusqu’au bout de sa frustration ou de sa curiosité d’abord sexuelle puis extrasensorielle.

Il pourrait redécouvrir une démarche amoureuse et comprendre ainsi le rapport politique entre l’amour infini qui nous appelle lorsque nous franchissons les limites de notre corps et l’amour conventionnel transcrit dans les codes sociaux des cultures humaines.

Cette progression sur l’une ou l’autre voie, sur l’une puis sur la suivante constituerait l’axe principal de la fidélisation de la clientèle. La troisième voie portait non plus sur une involution mais déjà sur une évolution par le fait qu’ils auraient à se mettre d’accord sur le message tiré de l’illumination.

Ils étaient bien d’accord pour dire que les deux premières années verraient la prédominance du travail sur la deuxième voie. Le groupe parvint à estimer qu’après environ cinq années de fonctionnement, l’ensemble de l’activité porterait sur l’étape de l’évolution, la gestion politique économique et sociale du message mais tout cela n’était pas très clair. Pierre qui avait tenu à inscrire de suite ces perspectives, promit d’être beaucoup plus explicite un prochain week-end.

Les autres sous-groupes présentèrent à leur tour leurs premières conclusions.

Le développement de l’entreprise se ferait concomitamment par croissance interne et par diversification. La croissance interne reposerait sur le club qui allait proposer les activités de la deuxième voie et les pousser à leur stade ultime.

Laurie et Anke avaient des idées sur ce sujet !

Le développement de la clientèle au niveau européen assurerait cette croissance sachant que le groupe pouvait se scinder pour animer en plusieurs endroits des activités relevant de cette voie. Les animations externes au club seraient plus légères et constitueraient en fait des produits d’appel pour les séances au club.

A tour de rôle, un couple sera chaque week-end disponible pour s’occuper des enfants et accompagner leurs monitrices.

Par diversification, il fallait entendre toutes les activités relatives aux trois domaines qui se pratiqueraient par thèmes parcellaires et en dehors de toute démarche d’approfondissement et de fidélisation.

Elle permettrait d’entrer en contact avec un public davantage focalisé sur un sujet donné; les séances potentiellement les plus intéressantes auraient trait au troisième domaine d’activités : la parapsychologie, la communication extrasensorielle, la prière et la recherche de l’incarnation de l’âme humaine dans la parcelle divine qui vit en nous… Mais ces sujets seraient alors traités sous forme de conférence et d’une manière assez superficielle. Il n’était pas dit qu’à travers ces contacts même au niveau le plus large, une fidélisation de quelques-uns uns au club n’ait pas lieu !

La formation quasi gratuite des adolescents à la vie sexuelle et au sentiment amoureux constituerait par exemple un axe de diversification avec ses structures organisationnelles propres. Les thérapies avancées par Laurie étaient également un axe important de diversification.

Les spectacles érotiques ouverts au public et qui allaient constituer le premier produit d’appel pour les activités du club seraient organisés pareillement dans une structure diversifiée et filialisée. Sur ce point Sandra devait rechercher un club du côté de Francfort-Weinheim qui serait à acheter ou à louer.

Toutes ces diversifications pouvaient se développer également sur le modèle des réseaux d’échanges de savoir ou de troc.

D’ailleurs cette dernière formule avait le mérite de mettre en place une monnaie commune : grain de sel, talent ou autre valeur symbolique. Cette monnaie pourrait alors aussi constituer un moyen de paiement entre les membres salariés du club pour auto consommer les biens et services produits par l’entreprise. Frantz ajouta qu’à moyen terme, il envisageait de mettre en place une monnaie pleine, sans dettes, pour développer les échanges dans leur mouvement. Werner, soucieux de mettre en avant son vécu de citoyen suisse, précisa que les entrepreneurs suisses utilisent entre eux une monnaie pleine, le W.I.R. Il proposa de faire un exposé ultérieurement sur ce moyen de paiement des échanges sans dettes.

L’ensemble de ces projets devait être amorcé au cours du week-end et leur ordre de priorité défini. Ils étaient en route vers une démocratie directe locale participative pour quitter les systèmes de pouvoir dont tous, ils ne supportaient plus la soumission qu’ils leur imposaient.

Cette première réunion de travail s’était donc déroulée d’une manière constructive et sans autre fait notable que celui survenu vers 1 heure du matin.

La fatigue s’installait dans le groupe et Pierre avait demandé une pause. Il savait que la gestion des pauses est un des points clés de la conduite de réunion.

Au cours de la conversation informelle qui s’en suivit, plusieurs avaient noté un malaise sur un point précis : jusqu’ici ils s’étaient connus plus ou moins nus. Entre eux aujourd’hui les vêtements créaient des obstacles sociaux indicibles. Ils avaient donc décidé de se déshabiller.

Évelyne pour sa part fut invitée à se déshabiller la dernière après être montée sur la table. Sous les encouragements et les applaudissements, elle leur jeta aux uns et aux autres ses habits, sa petite culotte faisant le tour de l’assistance. Elle put ensuite rejoindre son poste d’interprète après avoir posé comme les autres une serviette sur sa chaise.

Le samedi matin

Le réveil, le matin, provoqua une bataille de couettes et quelques fessées pour les retardataires. C’était la première fois qu’ils se réveillaient tous ensemble dans la même grande pièce et ils avaient su profiter du charme du moment. Impatients de continuer leurs travaux, le petit déjeuner ne se prolongea guère.

Par contre la question de porter ou non des habits se reposa, surtout qu’il allait faire très chaud. Chacun s’habilla d’une façon débridée et très fantaisiste de manière, le cas échéant, à avoir plus tard l’occasion d’enlever aisément tout ça !

La palme revint à Laurie. Elle s’était vêtue d’une veste de treillis militaire qu’elle empruntait à Dan. La veste lui arrivait au raz des fesses et selon sa démarche, on voyait tout de son anatomie. Comme elle ne boutonnait pas le haut de la veste, le décolleté était plus que profond ! Enfin, elle s’était coiffée d’une casquette de soldat US qu’elle portait de travers. Son air clown et terriblement sensuel fit l’unanimité. Sous les applaudissements, elle mima un garde à vous qui fit remonter plus haut un pan de sa veste et cela fit redoubler les bravos.

Patrick qui par chance avait chez lui un stock de vieux treillis, alla le chercher. Les femmes s’emparèrent des vestes, les hommes prirent les pantalons. Elles réclamèrent des casquettes et des ceinturons que Patrick sut ramener.

Laurie passa ses consœurs en revue. Elle était satisfaite de voir que la manière qu’elle avait de s’habiller chez eux le week-end et que Dan préférait, avait fait aussi vite autant d’émules.

Mais la psychologue ce matin avait vu juste !

Une formidable dynamique de groupe était née et de loin pas prête de s’arrêter !

Ils avaient commencé par créer un peu au hasard des moments inoubliables, des moments de vie et d’amours intenses qu’ils avaient capitalisés, enrichis, chargés d’émotion, et cette communion maintenant continuait à tout égaliser, niveler, harmoniser.

Ils avaient la foi et la force d’un véritable commando capable d’opérer en silence lorsque plus rien ne se dit mais où tout se fait et avance en confiance comme lorsque dans la profondeur de la nuit, à cinquante mètres les uns des autres, il s’agit à la même minute de bondir à l’assaut pour découvrir quelques secondes plus tard que chacun est bien là dans la nuit et accomplit sa mission, constat étayé par les explosions et les crépitements des armes automatiques qui aussitôt décuple encore votre élan !

Alors, avec un geste impérial, Laurie caressa la joue droite de chacune, de ses deux mains elle leur souleva les seins et arrangea leur décolleté puis à la suite d’une tape sur les fesses nues pour mieux les faire se redresser, elle leur donna un baiser appuyé sur la bouche.

Elle se tourna ensuite vers les hommes qu’elle rangea en ligne. D’un coup de poing, elle fit rentrer les ventres de ceux qui ne se tenaient pas droit. Elle débuta ensuite son inspection. D’une main elle caressait la poitrine de l’homme, de son autre main lui serrait le sexe à travers le pantalon et leur donnait également un baiser appuyé sur la bouche. Les quelques mains qui se hasardèrent sous sa veste furent remises à leur place.

Pierre la regarda songeur. Il imagina le jour où se même groupe revêtirait un autre uniforme, porterait un autre signe symbolique pour témoigner devant les autres et briser ce carcan qui étouffera leur évolution jusqu’au moment où ils se lanceront dans leur inéluctable révolution.

Mais alors Laurie devra se conduire autrement. Elle pourrait commencer comme cela avant de monter au feu mais après….saurait-elle conduire l’assaut ? Devrait-elle être au combat ou sa place n’était-elle pas auprès du poète ? Pierre savait que sa place n’était pas de conduire un assaut mais bien de témoigner du franchissement de la mort. Pierre sourit à Laurie, ce n’était pour lui qu’un amusement sans plus. Laurie ne devait pas prendre au sérieux ce rôle de conduire un commando. Cette place n’était pas pour elle…

Toutes les deux heures passées en sous-groupe, ils se retrouvaient dans la grande salle de conférence pour prendre des décisions.

Peu à peu celles-ci s’imbriquèrent et la viabilité de leur entreprise se décantait.

En fin d’après-midi, plusieurs points étaient acquis.

Trois couples étaient d’accord pour rapidement s’impliquer à temps complet dans l’entreprise :

Frantz et Anke qui étaient les plus décidés et tous se souvenaient que Frantz s’était présenté en disant que lui et son épouse avaient gagné beaucoup d’argent dans un groupe ésotérique.

Patrick et Carine parce qu’il savait que son emploi allait être supprimé et que c’était là une occasion pour se reconvertir et rester à Baden-Baden avant d’ouvrir un deuxième club au fond de leur vallée vosgienne,

Dan et Laurie qui voyaient là une réponse plus immédiate et complète à leur vocation humanitaire. Laurie mesurait quelle liberté elle aurait pour organiser ses thérapies, rester plus longtemps dans la région de Zagreb et de quel temps libre, elle disposerait pour suivre son poète d’amant. Dan comprenait que dans l’activité européenne de l’entreprise, la question du transport serait capitale et de là à acheter leurs propres hélicoptères et faire déjà de la dépose sur névés, il n’y avait qu’un pas qu’il saurait faire inscrire parmi les activités de la première voie !

Suite à ces prises de position, Pierre décida de régler sur-le-champ la question des salaires.

Une première simulation grossière d’un budget prévisionnel avait été faite sur la base du prix d’entrée et d’une fréquentation d’abord inférieure puis égale à celle du club d’Amadeus et Regina.

L’hypothèse retenue consistait à verser à chaque membre gérant le club un revenu égal à celui d’un cadre ayant la même tranche d’âge. Françoise, Frantz et Werner s’appliquèrent pour construire un modèle donnant les principaux indicateurs de gestion : seuil de rentabilité, point mort, calcul du fonds de roulement, calcul des instruments de suivi du cycle d’exploitation : besoin en fonds de roulement, calcul de la trésorerie.

Puis ils discutèrent les nombreuses simulations. Attentivement, ils examinèrent la meilleure manière d’arriver à une capacité d’autofinancement, la capacité d’endettement qui ne risquerait pas de compromettre la survie du club. La question de la constitution du capital vint clore cette séance de travail. Gérard avança l’idée de recourir à une tontine : les clients verseraient une somme correspondant à des parts sociales et le club les rembourserait sous forme de droits d’entrée, de prestations diverses : restauration, nuitée, services érotiques, etc.

Frantz se montrait insistant, il répéta que lui et Anke se chargeaient de verser le capital de départ. Cette somme serait répartie en parts sociales égales entre les sept couples et au bout d’un an d’activité, la participation de chaque couple serait suffisante pour rembourser cette avance et faire en sorte que chaque couple soit devenu réellement propriétaire de ces parts sociales. C’était en quelque sorte une autre façon d’organiser une tontine réservée à leur groupe de fondateurs. Anke promit d’expliquer comment ils avaient pu amasser cette somme.

Dan insista pour démontrer les risques de leur entreprise, non pas tant les risques provenant de sociétés concurrentes mais les risques soulevés par leur démarche : s’aventurer au-delà du bien et du mal, apprendre à la jeunesse un degré de liberté supplémentaire dans l’expression de sa vitalité et de ses amours, travailler sur la souffrance, la mort avec des approches spirituelles nouvelles supposaient faire fi des dogmes autant politiques, qu’économiques et sociaux de leur société.

Ils seraient une minorité qui pouvait se trouver en lutte avec d’autres minorités plus fanatisées que la leur.

Développer la dimension spirituelle et achever la conciliation des domaines de l’être humain venait porter la contradiction dans la société industrielle et sa loi du profit exclusif et de l’argent-roi. Ceci venait aussi briser les dogmes religieux intégristes.

Oser parler pour être aussitôt réduit au silence n’était pas de mise. Ils pouvaient être dénoncés, calomniés, emprisonnés surtout si leur succès dérangeait des intérêts établis. Ils auraient à vérifier que leur entreprise n’est pas infiltrée par des espions ou des éléments indésirables.

Dan était un professionnel de la gestion de la violence et il mit ses compétences d’officier de l’US Army en jeu pour décider le groupe qu’il avait intérêt à mettre en place rapidement un programme de formation au close-combat, au renseignement et aux opérations secrètes, au tir et au maniement des armes.

Il expliqua à Anke que la partie “franchissement d’obstacles” pouvait être incorporée dans les activités de la première voie car s’exercer au rappel, à la montée aux jumarts, à la tyrolienne, à l’escalade faisaient partie du programme sportif de haute montagne.

Anke apprécia l’attention de Dan. Frantz et Anke appuyèrent singulièrement l’initiative de Dan. Ils donnèrent tout à coup l’impression de craindre quelque chose et pressé de questions, Frantz suggéra la menace d’un racket sur le territoire allemand par les groupes néo-nazis et la mafia des pays de l’est et des Balkans. Il leur promit que dans la soirée, il préciserait sa pensée sur ce point !

Dan ne voulut pas s’arrêter sans évoquer la question des hélicoptères.

Il indiqua qu’il serait bon que quelques membres passent leur brevet de pilote d’avions de tourisme et le brevet de pilote d’hélicoptère.

Dan était depuis peu en relation étroite avec un groupe de collectionneurs d’hélicoptères. Basés dans un aéro-club près d’Aix la Chapelle, ces collectionneurs regroupent d’anciens pilotes des armées allemandes, belges, hollandaises ainsi que quelques militaires ou pilotes d’actif allemands, hollandais ou américains. Ils avaient réussi à acheter à un prix amical à l’armée américaine six hélicoptères Bell 205 UH-1D appelés familièrement Huey et ils les entretenaient avec un minimum d’armement pour des présentations lors de show aériens, pour les besoins de films ou pour leur propre plaisir.

C’était des appareils déclassés par l’US Army mais en raison de leur large utilisation lors de la guerre du Vietnam puis à travers le monde, ces modèles conservaient une estime non négligeable dans le milieu des mordus d’hélicoptères.

hélicoptère américain Bell 205 UH-1D
le Huey

Leur entretien était facilité par le fait que ces appareils appartenaient au modèle le plus répandu d’hélicoptères de combat. L’idéal pour Dan consistait à établir une association avec ces collectionneurs. Les membres du groupe des 14 qui piloteraient ces Huey bénéficieraient d’économies car Dan servirait gratuitement de moniteur et ceci rentabiliserait un peu mieux l’investissement du groupe des collectionneurs.

La plupart des couples, pour l’instant, ne voyaient pas une utilité fondamentale à s’équiper de six hélicoptères de combat, même à temps partiel. Par contre, à l’unanimité, il fut décidé que de suite chaque couple s’équiperait de moyens de communication moderne : fax, messagerie cryptée sur micro-ordinateur et connexion à l’Internet, appareil de détection d’écoute électronique pour sécuriser son domicile, etc…

Pierre se fit remarquer une fois de plus en disant qu’il ne fallait mettre à l’écart l’utilisation des Huey, ils en auraient besoin d’ici quelque temps…Cela faisait partie de la vision du poète sur le développement de leur mouvement.

Ils décidèrent de réserver le reste de la journée du samedi à la définition des programmes du club et de la boîte de nuit de Francfort-Weinheim

car c’était là que l’avenir allait se jouer dans les six premiers mois.

Françoise et Frantz, vers 16 heures, distribuèrent le premier compte d’exploitation prévisionnel sur trois ans et un premier bilan.

Frantz leur promit à nouveau solennellement de s’expliquer au cours de la soirée. Il avait réservé une table à l’Europaïscher Hof et les invitait ensuite à finir la soirée au Casino. Anke insistait elle aussi. En banquier consommé, Frantz expliquait que plus tard, certains pourraient racheter des parts sociales ou les augmentations de capital rééquilibreraient la structure du capital entre eux en fonction du degré d’investissement souhaité par chaque couple.

Pour le moment, cet apport de capital ne modifiait en rien la loi de la décision à l’unanimité à laquelle leur couple se soumettait. Ce coup de pouce lançait définitivement l’entreprise. Il était 17 heures. Ils sortirent en ville.

Maintenant ils goûtaient à quelques minutes de calme et de délassement, allongés sur la pelouse du parc.

Kurpark Baden-Baden

Les femmes relancèrent la conversation dans un contexte informel et une communication horizontale, spontanée.

Leur constat fut unanime pour résumer leur projet : c’était mieux que chez Amadeus !

Mais voilà, aujourd’hui c’était mieux, pouvaient-elles en dire autant demain, durant les prochaines semaines ? Que faire des enfants ?

Barbara leur demanda si ce week-end où chacun pouvait jouer avec son rêve, le coucher sur papier à travers des budgets prévisionnels, un règlement intérieur, n’était pas en fait leur dernier week-end ?

Passeraient-ils à l’action et pour quelles raisons ?

Laurie lui répondit pour leur demander s’ils n’avaient jamais songé à vivre nu avec leurs enfants, à leur parler de ces moments de partage qui étaient le but de leur entreprise ?

Carine, pragmatique suggéra que dimanche matin, les enfants de quatorze ans et plus accompagnent leurs parents au Friedrichsbad pour prendre un bain romain-irlandais. Vivre nus dans le décor magnifique de ces thermes était une occasion à ne pas manquer. Le groupe acquiesça à cette proposition. Pour le reste, les enfants n’étaient-ils pas capable de comprendre que leurs parents aillent travailler dans une nouvelle société, une entreprise où ils formeraient des gens à vivre mieux, à être moins malades, dépressifs, seuls, soumis à la peur générée par l’environnement non maîtrisé, au mobbing, victimes des mauvais traitements de leurs enfants ou de leurs parents, rejetés dans la misère ?

Barbara pouvait expliquer aux siens qu’elle allait faire comme Laurie, partir soigner les victimes des guerres, les femmes violées, les enfants qui ont assisté au meurtre de leurs parents, ceux qui ont passé la nuit sur les corps froids de leurs familles.

Laurie parla en allemand pour interroger Anke, la sportive. Tout mouvement ne procédait-il pas d’une contraction et d’une élongation, d’une impulsion et d’une décontraction ? Tout ne provenait-il pas de la rencontre de deux antagonismes ? Laurie proposa une théorie à son amie : avant de raisonner sur un problème, elle devait en chercher un autre, si possible à l’opposé du premier. Le problème ne consistait pas uniquement à savoir s’ils allaient passer à l’action, il devait y avoir un autre problème contraire à celui là, peut-être dans une dimension différente, et ils devaient le trouver pour les faire réagir ensemble. Le problème n’était-il pas non plus celui-ci : pourquoi ne plus se voir, se séparer, pourquoi subir cette crainte de l’échec, se laisser gagner par la peur ? Ne voulaient-ils plus gagner leur temps de vivre ?

Laurie les faisait réfléchir. Ils allaient travailler sur le segment de marché correspondant aux gens qui ont déjà compris quel emprisonnement représente cette organisation de la société, quelle injustice s’y retrouve entre ceux qui doivent toujours travailler et payer et ceux qui ne cessent de s’enrichir.

Ce segment de population correspondait à leurs âges ou même à des gens plus âgés qui au bout de vingt à trente années de travail savaient qu’ils n’avaient gagné qu’un argent vite dépensé et qu’une période de précarité se présentait devant eux. Leurs entreprises allaient-elles encore les garder, continuer à augmenter leurs salaires ou bien les pousser vers l’acceptation d’un temps partiel non désiré, vers une réduction de leurs salaires voire vers leur départ de l’entreprise et vers l’obligation de travailler en ” free lance ” pour leur propre compte.

Le club réunirait un public désireux de s’inscrire dans une nouvelle logique politique, économique et sociale caractérisée par la poursuite d’un enrichissement personnel et l’instauration d’un nouvel équilibre de vie. La légitimité politique, économique et sociale de leur mouvement résidait bien dans l’avènement d’une nouvelle économie, l’économie quaternaire organisée autour des réseaux d’entraide et d’un investissement croissant dans le monde associatif, d’un engagement plus grand dans la vie de la cité. Cette nouvelle économie est indispensable alors que la productivité dans le tertiaire détruit des postes, surtout les emplois intermédiaires, que le phénomène du déversement des emplois d’un secteur dans un autre ne fonctionne plus dans l’économie marchande, que les nouvelles filières de production créent peu d’emplois dans l’économie marchande car ces postes nouveaux utilisent déjà les moyens les plus productifs et sont réservés à des qualifications high-tech et très bien payées.

Oui, ils se laissèrent pousser jusqu’à se dire que leur entreprise présentait une alternative crédible à nos sociétés occidentales. Pierre et Gérard conduisaient cette discussion avec une réelle fougue.

Pierre intervenait dès qu’il le pouvait pour répéter sa position de juriste. Le changement de régime politique qu’ils mettaient en place est simple et clair : quitter les systèmes de pouvoir pour remettre en place nos réseaux de Vie dans le cadre d’une démocratie directe locale participative, sans état et sans pouvoir centralisé avec des systèmes de démocratie représentative, des systèmes électoraux, des impôts, des élites dirigeantes…

Cette vision d’une autre civilisation bien plus humaniste n’est possible qu’avec l’utilisation de nos deux sources de savoir et d’abord avec l’utilisation de notre source personnelle initiatique spirituelle.

Gérard restait trop professeur dans ses propos académiques. Il n’avait pas encore la vision du poète.

Sepp intervint. L’ingénieur voulut montrer qu’il savait se remettre en cause.

Un moment, au cours de ses études, il s’était rangé sous l’idéologie dominante et optimiste qui veut que la domination du monde apporte aux humains tout à la fois bonheur et liberté, que grâce aux nouveaux pouvoirs de la science, les hommes vont s’affranchir de tous les obscurantismes : religion, superstitions, ignorance, préjugés. Sepp pour taquiner Pierre, ajouta à cette liste des obscurantismes, la poésie.

Françoise et Laurie intervinrent aussitôt pour demander à Pierre de ne pas répliquer et inviter Sepp à poursuivre son propos. L’ingénieur avoua qu’il ne croyait pas qu’en comprenant la nature et en la maîtrisant, les hommes seront en mesure de l’utiliser à leur profit. Il distingua cette utopie scientifique de la réalité. La société industrielle capitaliste repose sur de nombreuses contradictions. L’ingénieur laissa au professeur d’économie, le soin de développer la contradiction qui repose sur la primauté accordée au capital dans la combinaison des facteurs de production, primauté du capital qui dévore les emplois et provoque sans cesse de nouvelles misères sociales.

Pierre approuva et il précisa le choix existentiel : le travail précède le capital et non l’inverse qui existe pourtant dans le système économique capitaliste libéral. Ce sont deux conceptions antagonistes de la place de l’être humain dans une société. Leur mouvement va remettre le travail avant le capital !

Pour Sepp, dans les sociétés capitalistes, ce projet de maîtrise du monde par la science devient la propre fin de la société.

Les technologies se développent entre elles sans autre besoin social. Faut-il des téléphones mobiles multimédias pour voir le visage de celui qui vient vous annoncer qu’il sera en retard de quelques minutes ? Ce message a-t-il besoin d’utiliser des ondes radio transitant par un satellite ?

Sepp ne pouvait se résoudre à surveiller les trajectoires des satellites ne servant la plupart du temps qu’à satisfaire des besoins de bavardages entre les gens si ce n’est le besoin des services secrets d’espionner toutes ces conversations pour découvrir ce que trament les opposants aux pouvoirs politiques.

Oui, ce week-end, leur groupe procédait bien différemment. Chaque couple s’était déplacé, avait dépensé du temps et de l’argent pour se retrouver, s’aimer, faire des projets, construire un avenir commun plus fraternel et égalitaire.

Laurie adressa un sourire à l’ingénieur de l’espace. Elle lui fit avouer qu’il adoptait dans ses propos la thèse d’Heidegger. Sepp servait bel et bien une techno science vouée à des objectifs industriels incontrôlables. L’ingénieur mesurait fort justement que toute cette énergie, cette formidable puissance de la société industrielle ne correspondait plus à aucune finalité sociale.

La course folle se justifiait sur le plan économique par la réalisation de nouvelles économies d’échelles de manière à offrir au public au prix le plus abordable de nouveaux produits et services bourrés de technologies.

Pour Laurie, il y avait dans ce gavage technologique, l’instauration d’une dépendance semblable à celle crée par les drogues, l’alcool, l’automobile, la télévision, etc.. La conséquence la plus visible étant sur ce point, la montée en flèche de l’illettrisme, signe que la dépendance à l’image et au son produit déjà ses méfaits.

Sepp conclut qu’aujourd’hui plus personne ne pense que la liberté et le bonheur sont au bout de ce processus industriel capitaliste. Dan ajouta qu’en politique, l’évolution de ce processus gravement dé finalisé se traduit par le règne du cynisme. L’objectif premier est la conquête du pouvoir pour le pouvoir.

Le poète, cherchant le mot de la fin, susurra qu’il était temps d’abolir la forme actuelle du pouvoir réglementant nos sociétés. Il était temps de changer de civilisation et d’abandonner les systèmes de pouvoirs. Personne n’ajouta mot. Chacun savait dans quelle entreprise il s’engageait.

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