Épisode 15 La rencontre avec Arnim
La Randonnée à ski au Grand Saint Bernard, la partie suivante 2
Le groupe arriva en avance, un seul homme âgé était assis sur un banc. Anke leur fit signe de s’avancer vers le chœur. Elle prit un livre de prière dans une petite armoire sur la droite puis elle montra à ses amis les places dans les stalles. Ils s’assirent et commençaient à se plonger qui dans le livre de prières, qui dans le décryptage de l’agencement de la chapelle. Alors qu’un autre groupe de personnes entrait, l’homme se leva pour venir prendre place dans les stalles, à une place tout près de l’autel.
Pierre parcourait le livre de prières lorsque Laurie sur sa droite le poussa du coude pour lui dire à l’oreille que l’homme âgé assis en face d’eux à l’extrême gauche près de l’autel s’appelait Arnim. Pierre ne comprit pas. Laurie lui dit que c’était Anke qui avait lancé cette nouvelle.
Arnim est présent dans la chapelle de l’Hospice, en face de leur groupe.
Laurie se souvenait de cet Arnim du groupe des anciens dont Frantz et Anke avaient parlé lors du week-end à Baden-Baden. C’était lui ! Que faisait-il ici et seul assurément ? Françoise sur sa gauche lui demanda de quoi ils parlaient. Il répéta l’information dans l’oreille de son épouse. Anke s’agitait et discutait avec Frantz. L’homme ne cessait de dévisager Anke et Frantz puis il passait régulièrement en revue chacun des visages des membres de leur groupe. Frantz tenta de discuter discrètement avec Dan mais le prêtre sortit de la sacristie derrière l’autel et la célébration de l’office débuta. Ils lisaient l’office du samedi.
Arnim s’était plongé dans la lecture des prières.
Pierre le regarda. Grand, le visage allongé avec une chevelure épaisse et uniformément blanche, la peau du visage et des mains tannée par le soleil, la physionomie de cette personne dénotait une jeunesse toujours visible. L’homme ne faisait pas son âge ; son corps était sec et musclé par une pratique constante de l’effort physique. Il avait de la classe et Pierre lui prêtait une culture certaine mais que faisait-il ici ?
Tous les membres de leur groupe avaient perçu l’importance exacte de cette nouvelle de la présence d’Arnim et ils se regardaient avec des yeux anxieux comme s’ils pressentaient une tournure mauvaise de leur histoire. La bonne foi de Frantz et d’Anke ne pouvait être mise en doute : ils ne l’avait pas invité !
Ils suivaient l’office aux pages indiquées qu’ils tournaient dans le missel. La fin de l’office approchant, la tension remonta d’un cran chez Frantz et Anke qui remuaient beaucoup et cherchaient le regard des uns et des autres. Laurie se tourna vers Pierre pour lui dire qu’elle estimait que ces deux là étaient en train de culpabiliser un maximum ! Elle sentait que ce week-end allait mal se finir.
Et si Frantz avait tout de même demandé à Arnim de venir les rejoindre ici, à l’écart du monde pour leur faire un marché douteux ? Pierre sourit à Laurie, il n’avait peur de rien et surtout pas d’Arnim. Il le dit à l’oreille de son amie : demain, ils se feraient de nouvelles relations avec Internet, alors ce vieil homme pouvait aller se coucher dès ce soir !
Laurie secoua ses épaules et le poète comprit qu’elle estimait qu’une fois de plus il n’avait pas le sens des réalités. Mais est-ce que les problèmes des autres devaient faire forcément partie de sa réalité à lui ? Les autres étaient-ils prêts à écouter ses solutions, étaient-ils prêts à l’écouter parler de sa réalité de poète ?
Le prêtre repartit dans la sacristie. Anke et Frantz s’empressèrent de déposer leurs missels et de sortir de la chapelle. Les autres les suivirent dans le couloir. La porte du réfectoire n’était pas ouverte et ils s’y attroupèrent devant.
Arnim s’avança au milieu d’eux pour s’approcher d’Anke et de Frantz et les saluer.
Dan, Patrick et Sepp se serrèrent autour d’eux et Arnim leur fit signe d’écouter. Il était venu seul pour leur parler. Il s’exprima tantôt en allemand, tantôt en anglais et en français selon l’interlocuteur auquel il s’adressait. Cela suffit à les convaincre qu’Arnim connaissait l’essentiel sur eux. Comme pris à un piège dont ils ignoraient encore les aspects, ils furent obligés de l’écouter. Ils avaient dix minutes devant eux avant l’heure du repas. Pouvaient-ils se rendre avec lui dans la cave à skis ?
Les quatorze suivirent l’homme âgé qui se déplaçait ici comme s’il était chez lui. La cave était déserte et à l’abri des murs épais, du regard ils se comptèrent et le vieil homme ne faisait physiquement pas le poids face à leur groupe. Ils se sentirent tout à fait en sécurité face à Arnim.
Celui-ci s’adressa publiquement d’abord à Anke et Frantz pour leur dire son plaisir de les revoir et surtout d’avoir pu suivre les débuts prometteurs de leur club de Weinheim. Oui, Arnim savait tout et tenait au courant le groupe des anciens sur ce que faisaient ces deux là. C’était bien normal, interrogeait le vieil homme, après tout ce que ce jeune couple avait pu connaître du passé et des loisirs du groupe des anciens ! Combien avaient-ils reçu d’argent pour les victoires d’Anke ? Certes Arnim était content de voir que cet argent avait surtout servi à lancer leur entreprise. Leur avait-elle parlé de ces hommes particuliers qu’elle avait rencontrés ?
Arnim fit un signe de la main à Dan pour l’inviter à le laisser parler.
Il était venu les rencontrer de sa propre initiative et personne d’autre que lui ne savait où il était ce soir. Oh, il n’était pas là pour raviver de vieux souvenirs. Anke leur avait fait dépenser beaucoup d’argent mais les anciens avaient pris plaisir à ces jeux érotiques spéciaux. Ils n’avaient plus envie de recommencer et il n’était pas là pour lancer de nouvelles invitations. Arnim agissait seul.
Dans le cadre de sa mission de surveillance des relations du groupe des anciens, il avait suivi les nouvelles relations de Frantz et d’Anke et par des sources qu’il ne pouvait pas révéler, il connaissait tout de leur entreprise, de ce qui se passait dans les soirées de leur night-club. Il savait précisément qui ils étaient. Arnim se tourna vers Dan pour lui dire en anglais que celui-ci était officier américain basé à Pirmasens avant une prochaine promotion qui ne saurait tarder et qui l’affecterait ailleurs.
Il se tourna vers Pierre pour, en français, féliciter le poète d’avoir capté la voix du père de Laurie. Pierre ne put retenir la force qui bouillait en lui, il empoigna par le col le vieil homme et le colla au mur. Le poète savait également qui était Arnim et il était prêt à gifler l’ancien nazi. Pierre, dans une furiosité incontrôlable, secoua cet importun pour lui dire droit dans les yeux et au fond des oreilles que si le vieil homme n’avait pas de pudeur pour se tenir à l’écart du monde après le désastre de sa vie, lui, poète, allait l’envoyer ailleurs pour qu’il se rende compte de la façon dont une vie peut s’évaluer et quel peut être le poids d’un acte d’amour et le poids d’un crime !
Arnim suppliait qu’on le libère de cette étreinte qui lui faisait mal. Laurie intervint pour calmer Pierre. Arnim s’excusa et de suite il avoua qu’il avait été très intéressé d’écouter la conférence du poète à Nancy. Cette révélation jeta la stupeur dans le groupe. Ils étaient espionnés !
Arnim les rassura, il savait que sa démarche était critiquable et il était prêt à s’expliquer sur les moindres moments de sa vie mais eux, savaient-ils tout ce qui se passait dans leur club ces derniers temps ? Avaient-ils remarqué ces personnes qui cherchaient à écouler de la drogue parmi les clients ? Avaient-ils compté les filles turcs musulmanes qui venaient librement au club danser nues ? Savaient-ils que des garçons de quelques unes de ces familles turques avaient reçu l’ordre de leurs pères de venir les corriger publiquement puis de les enlever après avoir détruit le local ? Savaient-ils que deux groupes mafieux intéressés par l’atmosphère érotique du lieu avaient jugé qu’ils pouvaient mettre sous leur coupe cette équipe de direction novice et naïve qui plus est, avait le grand tort de faire concurrence à leurs établissements où la jeunesse consommait des drogues et où se vendaient leurs prostituées ?
Des plans s’échafaudaient pour commencer par les racketter puis pour les éliminer du marché.
Arnim, par son réseau d’indicateurs, avait pris connaissance qu’à l’occasion d’un prochain week-end, ces bandes allaient de fait se rencontrer pour faire une descente au club et effrayer le public, commettre des dégâts, que la semaine suivante, les musulmans seraient prêts à récupérer leurs jeunes filles.
Les responsables de ces groupes criminels avaient jugés intolérables l’esprit des activités menées par les jeunes dans le club : mener des projets culturels, rejeter l’alcool et les drogues, découvrir l’amour et les sentiments sincères, discuter des heures pour changer le monde et engager la jeunesse dans la voie humaniste et la lutte contre le crime et la misère, organiser la contestation et la rendre légitime, réciter tard dans la nuit des prières en se tenant les mains pour magnifier l’énergie d’amour avec laquelle ils communiaient : tout ceci faisait penser à Socrate qui corrompait d’une manière semblable la jeunesse de son époque en lui apprenant la réflexion et la critique, sinon la déloyauté envers les intérêts des puissants de ce monde.
Ils devaient donc disparaître comme le philosophe !
Le groupe écouta avec stupéfaction ces informations. Arnim les livrait sur le ton de la sincérité. Les regards se tournèrent spontanément vers Pierre pour l’interroger sur la conduite à tenir.
Le poète avait pesé le ton de la voix et l’expression avec lesquels le vieil homme avait parlé de Socrate. Tout ceci sonnait juste. Pierre ne put qu’accepter l’érudition d’Arnim pour en déduire qu’il était un interlocuteur avec qui dialoguer était possible sinon nécessaire.
Le poète alla à la rencontre des regards du groupe pour les inviter à ouvrir le dialogue avec Arnim. Barbara et Sandra affirmèrent avoir bien remarqué parmi le public, ces derniers temps, quelques types louches qui ne participaient pas aux activités mais qui observaient.
Quant aux filles aux origines turques, elles en connaissaient plusieurs et certaines étaient effectivement très actives. Leurs corps dénudés prenaient naturellement des poses lascives bien plus suggestives que celles peintes par Ingres sur le thème du sérail ou du harem. Ces poses issues d’une culture passée où la femme courtisane, dans le secret dominait le pouvoir des hommes, se heurtaient aujourd’hui à la violence des intégrismes barbares.
Frantz assura aux autres qu’Arnim avait toujours été franc et honnête envers eux, qu’ils devaient prendre au sérieux les informations qu’il apportait. Subitement, tous se mirent à parler en même temps aux uns et aux autres et un vent de panique traversa la cave. Ils ne voyaient qu’une seule solution : fermer de suite le night-club et se replonger dans l’anonymat ! Ils devaient retourner chez Amadeus et Regina et se contenter de ces rencontres !
Les regards interrogeaient furtivement le visage de Pierre et celui-ci observait ses compagnons en souriant discrètement.
Agacés, ils se tournèrent vers lui mais Laurie fit écran. Le poète avait déjà parlé et qu’avaient-ils à modifier ? Refermer le dialogue avec Arnim ne serait-ce pas étouffer également le leur avec une crainte dont ils n’avaient que faire ? Devaient-ils comme tant de leurs contemporains se blottir apeurés et stressés dans une société où se taire est la loi commune, le signe de l’éternelle obéissance du petit homme envers sa lâcheté cachée pitoyablement derrière ce culte actuel du « Sam suffit. » et qui permet d’oublier momentanément que l’on vit dans un système de pouvoir cynique et révoltant ?
Laurie s’exprima pour livrer sa position commune avec Pierre.
Demain, ils se connecteraient à Internet et tout ce qui se passera dans le club sera connu des correspondants de ce réseau et des autres, de cette majorité de bien-pensants toujours silencieuse. Pour une fois, si cette majorité silencieuse s’intéresse aux réseaux de télécommunications, elle trouvera une réponse exacte à ses supputations et elle n’aura plus à fomenter des délires où l’ordre, la morale et la raison viennent parachever un atavisme millénaire qui rejette fébrilement toute nouveauté, tout progrès, tout changement qui vous fait quitter momentanément une position de sécurité pour une expérience enrichissante d’acquisition de nouveaux savoirs et vous projette dans une meilleure maîtrise de votre devenir, au delà de votre frontière familière héritée de la culture de votre groupe.
Il leur suffisait de filmer ce qui allait se passer pour diffuser les images de ces bandits auprès des correspondants équipés en multimédia. Ils devaient procéder à une enquête internationale et mettre à bas ces organisations criminelles ! En premier lieu, ils joueraient la transparence avec leur public et ils les préviendraient. Si le crime prolifère dans l’ombre, eux devaient veiller à ce que la lumière ne s’éteigne pas ou que des lampes de secours soient prêtes !
Pour Laurie, il fallait continuer, continuer et se battre avec les mêmes armes que les autres !
L’obstacle majeur dans leur entreprise n’était pas ces bandits de grands et petits chemins mais bien les institutions désuètes de notre société qui ne peuvent arrêter les hordes de miliciens criminels ou pire encore, s’en servent pour faire peur aux populations et les laisser dans la croyance de leur pouvoir monopolistique, dans leur autorité mal fondée.
Écraser ces quelques bandes d’assassins ne pouvait être qu’un exercice salutaire en vue de missions plus conséquentes ! Laurie n’était qu’une femme d’officier américain mais assurément, elle était capable de conduire son mari à la guerre et de le faire gagner, si telle était sa volonté de femme !
Vaincre la peur ne semblait, pour la psychologue du service de santé des armées, n’être qu’un jeu d’enfant.
Dan s’expliqua également. Il demanda si Arnim avait l’intention de continuer à leur fournir de si précieux renseignements et pourquoi le faisait-il ?
Le vieil homme retrouva un sourire plein de confiance pour lui répondre qu’il continuerait à les informer mais que la cause de ses agissements représentait une trop longue histoire à raconter avant le repas. Pouvait-il se joindre à leur groupe et manger à leur table ? Dormir dans leur dortoir et demain redescendre avec eux la combe de l’A jusqu’à Liddes puis monter dans une de leurs voitures pour retrouver la sienne sur le parking du tunnel au dessus de Bourg Saint Pierre ?
La froide assurance d’Arnim était déconcertante. Ils ne pouvaient qu’accepter !
En secret, ils remercièrent Pierre de les avoir fait rêver durant sa conférence à une nouvelle organisation et communication sociale en face desquelles, les problèmes soulevés par Arnim n’étaient au fond que péripéties. Laurie avait raison.
En quittant la cave à ski, certains visages n’avaient toujours pas retrouvé leur jovialité d’antan. L’inquiétude ajoutée à la fatigue qui se faisait pesante, minaient les expressions de Dominique, Gérard, Carine, Françoise, Werner. Sepp, Barbara, Sandra et Patrick réagissaient déjà et affrontaient l’avenir avec détermination.
Le réfectoire bruissait comme une ruche.
Leur grande table les attendait et ils se précipitèrent sur le potage.
Sepp s’attarda à repérer dans l’assistance sa Bellissima des douches et l’ayant reconnue, ils s’adressèrent un sourire et un mouvement de la main. Sandra, lorsqu’elle fut assise près de lui, lui demanda s’il pouvait profiter de ses bonnes grâces auprès de cette italienne pour lui demander asile dans son pays au cas où leurs affaires tourneraient mal.
Anke relança la question auprès d’Arnim : pourquoi être venu ici, n’avoir pas téléphoné, n’être pas venu les prévenir au night-club ? Arnim leur demanda s’ils pensaient que de telles informations pouvaient se dire crûment au téléphone ou dans l’ambiance de leur club.
Lorsqu’il avait appris ce projet de randonnée au Grand Saint Bernard et dans la combe de l’A, Arnim avait compris qu’il tenait là une chance inespérée pour nouer un contact fructueux avec leur groupe. Ici, ils pouvaient s’expliquer avec la sincérité des montagnards qui jamais ne se cachent un danger, une faiblesse, une fatigue naissante et qui toujours s’entraident pour arriver à bon port. Arnim leur parlait avec cet état d’esprit. Ici, ils avaient la soirée, la nuit et tout le dimanche pour se connaître, communiquer, laisser le temps de trouver les moments des confidences, des partages d’émotion qui scelleraient leur contrat interpersonnel, leur confiance.
Il avait compris la nouveauté et l’intérêt de la démarche du club vis à vis des jeunes mais jusqu’où cette entreprise allait-elle les mener ? Arnim avait lui aussi fait ses calculs. L’adhésion modique au club, le prix ridiculement bas des consommations, la débauche de moyens électroniques et vidéo, devaient engendrer peu de profits. Arnim de mémoire, cita les chiffres du bilan des trois premiers mois. Pensaient-ils sérieusement à ce rythme pouvoir bâtir leur club près de Baden-Baden ?
Frantz, interloqué, lui demanda s’il jouait au consultant. Arnim, toujours imperturbable, poursuivit pour leur proposer de verser lui-même l’argent nécessaire à la construction du club. Laurie regarda Pierre et ils se sourirent de connivence.
Pierre lui demanda d’où venait cet argent.
Arnim répondit qu’il venait de la même caisse qui avait servi à payer Anke.
Frantz lui demanda si cette fortune provenait d’un butin de guerre caché et qu’il gérait depuis. Arnim passa de l’imperturbabilité à la froideur pour marquer la distance qu’il mettait dans sa réponse. Oui, c’était exact et à sa connaissance, quelques trésors semblables existaient encore en Europe et même en Suisse sur des comptes bancaires où chez certains collectionneurs privés qui conservaient des tableaux de maître volés par les nazis.
Dans un sourire narquois, il leur rappela que la vraie richesse matérielle consiste à pouvoir vivre luxueusement avec les seuls intérêts des intérêts du capital. Oui, Arnim leur avoua que longtemps, leur groupe avait été riche ainsi pour profiter des placements fructueux réalisés à partir d’un butin de guerre mais qu’aujourd’hui, à plusieurs reprises, ils avaient du puiser dans le capital lui-même.
Celui qu’il gérait plus ou moins ouvertement avec le groupe des anciens avait été un des rares à échapper à l’emprise directe des anciens nazis. Il leur avait été volé et sa gestion avait été assurée certes par des allemands mais pas par des nostalgiques du nazisme, mais par des nostalgiques d’une Allemagne humaniste, forte et rayonnante en Europe, la seule capable de fermer, un jour lointain, les dossiers des crimes du nazisme et de faire oublier la destruction de son pays.
Arnim s’arrêta. Il vérifia que dans le brouhaha du réfectoire, sa voix ne portait pas plus loin que les deux personnes de chaque côté de lui ou qui lui faisaient face. Il s’appliqua pour leur faire prendre bien conscience que c’était la première fois depuis la fin de la guerre qu’il parlait aussi ouvertement de cette question et ceci n’était pas gratuit. Il soupçonnait fortement certains groupuscules néo-nazis ayant besoin d’argent pour leurs projets en Russie, en Serbie et pays de l’Est, d’avoir découvert son secret et pour tout dire, Arnim avait besoin d’aide.
Il ne pouvait plus compter sur le groupe des anciens qui devenaient bien trop âgés et il avait pensé que celui de Frantz et Anke, en s’organisant face aux menaces externes, pourrait le cas échéant le protéger lui aussi moyennant son investissement dans le club. L’Amour et la Paix, les deux valeurs fondamentales de l’humanité pouvaient réunir la mission humaniste que le groupe des anciens s’était donnée avec cette mission que leur groupe de couples poursuivait pour fonder un nouveau mouvement humaniste et spirituel.
Délivré de ce secret, le vieil homme attendit calmement la réaction de ses interlocuteurs.
Méthodiquement, il mit à profit ce silence pour réévaluer le schéma de communication de Lasswell qu’il avait employé. Le codage et décodage de ses informations avait été respecté, les bruits n’avaient pu altérer sensiblement la transmission du message… les autres devaient donc le comprendre !
L’attitude d’Arnim devenait plus claire mais compliquait sérieusement l’avenir du club.
Dan ne croyait plus possible de garder aujourd’hui de tels secrets historiques et préférait éviter cet emprunt financier mal fondé.
Werner intervint bruyamment pour déclarer que, s’il ne faisait pas déjà nuit, il s’en serait déjà reparti chez lui. Considérant qu’il était toujours en Suisse, dans son pays, il se sentait malgré tout en sécurité et ne voulait pas en rajouter sur le plan du malaise que provoquaient les propos d’Arnim. Barbara lui avait à plusieurs reprises parlé des sommes déposées par les nazis durant la seconde guerre mondiale dans les banques et assurances suisses, notamment à Bâle et Werner savait qu’Arnim était un lien vivant avec cette histoire scandaleuse et que ce dernier pouvait jeter en pâture au public bien des révélations détestables.
Frantz reçu le regard courroucé de Werner et baissa les yeux.
Pierre regardait ce vieil homme qui à son âge, partait seul en montagne, devait avouer des secrets inquiétants d’une manière pitoyable sinon à la limite du ridicule pour demander tout aussi lamentablement aide et protection.
Arnim, devant le mutisme de ses interlocuteurs, commençait à pâlir en se rendant compte qu’il en avait un peu trop dit.
Pierre décida d’enfoncer le clou. Si cet homme disait vrai, alors il avait le courage d’oser parler, de dire les paroles inavouables et il était sur le chemin de la traduction de l’indicible, le chemin de la production du sacré. Il était sur le chemin du poète et en confrères, ils devaient s’aider !
Pierre voulut savoir s’il était possible d’établir avec lui un contrat interpersonnel du premier niveau, comme Arnim l’avait d’ailleurs mentionné, avant d’envisager le cas échéant, d’intégrer Arnim dans leur communauté. Il suggéra qu’à la fin du repas, une ou deux personnes restent avec lui et Arnim pour discuter de certaines choses. Il voulait soumettre Arnim à ses questions pour se faire une idée de la suite à donner à cette relation. Pierre savait que toutes les premières nuits passées à l’extérieur de son domicile, quelque soit le confort de l’endroit, il dormait très peu. Alors plutôt que de rester immobile sous les couvertures, il préféra s’entretenir avec Arnim.
Celui-ci n’avait pas le choix ; il devait accepter l’entretien sous peine de se voir opposer un refus automatique du groupe quant à son éventuelle protection. Laurie se proposa immédiatement, Dan jugea prudent de l’accompagner. Frantz était quasiment désigné d’office. Gérard hésita puis se proposa.
Frantz demanda au frère de l’hospice, s’il leur était possible d’utiliser jusque tard dans la nuit la salle de réunion et de lecture du deuxième étage. L’accord obtenu, ils remontèrent dans leur dortoir.
Frantz prit son carnet de notes et de quoi écrire ainsi qu’une lampe frontale. Arnim installa ses affaires et le petit groupe redescendit dans la salle de lecture. Anke ne trouva que Patrick pour l’accompagner à la messe de vingt heure, les autres étaient trop fatigués.